Marti

Son jardin possède un seul arbre à deux branches planté en territoire pied- noir. Un cèdre de l’Atlas : les Marti, 100 % d’origine espagnole, et les Bertagnoli, 100 % d’origine italienne, devenus français par l’Algérie. Laurent Marti porte en creux les récits cruels des gens dépossédés que sa curiosité d’enfant buvard a absorbés. La famille déterminée à exister dessine son avenir. Antoine Marti, le père, président de l’Union Sportive Bergeracoise dans les années 1980, lutte pour devenir directeur du Crédit immobilier. Yvanne, la mama solaire, peut faire reculer le pack de Clermont si l’on touche à l’un de ses trois enfants, Laurent, Catherine et Vincent. Il y a dans l’exil de la fierté, de la droiture, du sentiment intense.

Publicité

L’aîné surprend. À 10 ans, il attend que l’enfance s’achève, à 15 ans, il juge l’adolescence inutile, et à 20 ans, en passant son BTS d’action commerciale, il crée Publitel, sa première entreprise de briquets publicitaires. Un jour, le Stade Toulousain le recrute à l’aile en juniors et la faculté de biologie s’honore de lui donner trois cours. Pourquoi, en 2006, un jeune homme courtois au regard romantique du cinéma muet, qui a compris avant les autres l’avènement du tissu publicitaire, va-t-il se frotter à cette mêlée embourbée où deux clubs racés, le Stade Bordelais et le CABBG, tentent de s’accoupler ? À Bordeaux, Laurent Marti ne vient pas pour le business. Il cède à une obsession bienheureuse : retrouver toutes les sensations de sa jeunesse en offrant au rugby professionnel une maison. Il cogite pendant un an et met 500 000 euros au capital. On l’aime tout de suite. Il est photogénique, sourit, écoute, parle d’éthique, et sans notes. Il dit « nous ». Pas de coup de menton. Comme le fils naturel d’une ville en mutation profonde, qui va bientôt faire passer Toulouse pour un jardin de curé, mais dont l’aspiration ne varie pas.

L’entrepreneur
Laurent Marti, 47 ans, est le patron du groupe en expansion Top Tex, qu’il a créé en 1994, spécialisé dans la distribution et l’importation de textile promotionnel (200 personnes, 120 millions de chiffre d’affaires). Une quarantaine de marques sont vendues, dont celle de Laurent Marti, Kariban, en Europe et aux États-Unis. Le propriétaire de l’UBB a été le premier à introduire les produits mode dans le textile publicitaire.

La communauté lui doit

Bordeaux, aux jouissances tempérées, amarrée à son décor, ni bourgeoise ni charbonnière, rêve toujours de prendre la mer avec un commandant au-dessus du lot. Laurent Marti arrive à l’heure. Il colle à l’image Unesco. Les vieux fusils et les dépendants rugby n’en peuvent plus de manquer, tandis qu’un public nouveau s’enivre de olas en famille à Chaban-Delmas. Ça sent le pop-corn et le plaisir de vivre. L’UBB envoie la balle à l’aile. La télévision adore.

Pas de visées sur la Fédération ou la Ligue nationale, aucune ambition politique, Laurent Marti a le profil idéal du gentleman éduqué, sans ennemis invisibles ni amis tonitruants, que son obstination de maçon rend familier. « Quand on lui serre la main, dit un sponsor, on a le sentiment qu’il éprouve du bonheur. »

Des idées fixes

Une image lisse, fatalement trompeuse. « Derrière cette attitude à l’anglaise, il y a un cocktail détonant, relève le manager Raphaël Ibañez. Sa persévérance à bouger les lignes au niveau local et à imposer son club dans le paysage rugbystique français force l’admiration. Un look de jeune businessman et des idées fixes. C’est ce qui fait sa réussite. » Une belle personne n’aurait pas mieux.

Existe vite à Bordeaux l’idée que la communauté lui doit. Michel Moga, qui a payé plus que de raison, avec ses frères, pour y sauver le rugby professionnel, reconnaît très tôt un patron. « C’est parce que nous n’avons pas maîtrisé le côté sportif que nous nous sommes plantés avec nos petits budgets. C’est un entrepreneur. Il voulait une indépendance totale. Nous avons su effacer nos rancœurs pour lui laisser le champ libre. » Une galère. En 2008-2009 – « la pire année de ma vie » -, Laurent Marti perd plus de 1 million d’euros. Bordeaux l’aime sans sortir de carnet de chèques. Il règle les notes. Jusqu’où va cette passion qui le réveille la nuit ? Ses proches angoissent de connaître la réponse. « Je sens, dit-il, que j’ai peut-être fait une connerie, mais je décide de me battre jusqu’au sang. » L’assemblée admire le sacrifice et le lui dit. L’UBB l’aimante. Quand il craque, le 19 mars 2010, cinq minutes avant d’annoncer son départ, le président du Conseil régional, Alain Rousset, lui promet de l’aide. Trois minutes plus tard, pur hasard, un gros sponsor s’engage. Laurent Marti ne s’échappe jamais. « S’il était parti, tout aurait volé en éclats, explique Philippe Moulia, le directeur général d’Eiffage Nord Aquitaine. Beaucoup de chefs d’entreprise se sont identifiés à lui dans l’approche entrepreneuriale. J’ai rarement vu un homme de cette qualité. »

Dans un Top 14 effrayant

Pourquoi ce concerto pour violon ? Parce qu’il relève d’une curiosité du paysage clanique du rugby. Il n’appartient ni à l’espèce quasi éteinte des présidents cassoulet, ni à celle des puissants capitaines d’industrie qui prennent le manche. Et il n’a rien du chansonnier de la scène toulonnaise. Où trouver une telle singularité ? Il consacre un jour à son entreprise et six à son club, avec une cible obsédante : digérer chaque semaine dix à douze matchs enregistrés de Top 14, Champion Cup, Super Rugby, Pro D2, traquer un champion supposé et ses failles, l’analyser avec son staff. Le dimanche, il suit les espoirs. On ne le voit pas se rendre chez les parents des jeunes joueurs dans les hameaux.

L’effet du rugby sur ses affaires ? Nul. Il ne vend pas aux particuliers. Son groupe aurait même gagné à ce qu’il y travaille plus. Impossible de pressentir qu’il demeure propriétaire à 95 % de l’UBB, qu’il peut vendre jeudi. « Ce n’est pas à moi, mais au patrimoine local. Si un jour je devais partir, je ne ferais pas le choix de l’argent. » Et quand l’objectif annoncé de ramener le Brennus à Bordeaux fait ricaner, il s’exaspère. « Je n’accepte pas que dans ce pays, l’ambitieux devienne un prétentieux. Je trouve bassement ridicule de se moquer de nous si l’on décroche du Top 6. Cela ne change rien à nos objectifs. » Il garde donc son calme dans un Top 14 effrayant où tu es sixième à midi, en lutte pour le maintien à midi et quart, et orphelin de ton staff à midi et demi.

3,8 millions d’euros d’engagement personnel depuis 2007 seraient de l’argent perdu ? « Je m’en fiche. L’émotion partagée, pour moi, c’est la famille et le sport. Je n’ai jamais vu quelqu’un pleurer parce qu’il avait réalisé une affaire. Alain Juppé, en nous laissant Chaban-Delmas, a offert au club un cadeau inégalable. Ce que procure un stade de 30 000 personnes ne se compare pas. Demain, je recommencerai. »

Demain, sur la route de son idéal, il doit trouver 3 millions d’euros pour boucler le budget 2015-2016. Si ce n’est pas le cas, il paiera. Les noces continuent. Le public girondin veut chanter. Et Yvanne Marti commente désormais l’action de la 67e minute côté fermé. Pourquoi l’amoureux guérirait-il ?

« Je décide de me battre jusqu’au sang »